Chapitre 8
Je ne sais pas pourquoi je vis. À quoi ça me sert ? Hier, ils m’ont jeté par terre et m’ont mis le visage dans la neige. Ils m’empêchaient de bouger en criant qu’ils m’étoufferaient. Et de me laver parce que je puais. Peut-être que c’est vrai, même si je prends une douche tous les matins et que je me brosse les dents après chaque repas. Demain, c’est la dernière journée d’école avant les vacances. Je voudrais que ce soit la dernière journée d’école de l’année. De ma vie.
* * *
Est-ce que Maud Graham avait rêvé ou entendait-elle Maxime chanter un cantique ? Elle se leva doucement, évitant de réveiller Alain qui dormait à côté d’elle, même si elle eût aimé qu’il écoute l’adolescent chanter. La voix était inégale, mal assurée, mais joyeuse, légère. Est-ce que Maxime avait été à ce point comblé par le réveillon ? Ou était-il ravi à l’idée de rejoindre son père pour poursuivre les festivités ?
Elle marcha jusqu’au salon où son protégé pliait soigneusement les papiers d’emballage des cadeaux qui jonchaient le tapis.
— Tu es de bonne heure à l’ouvrage ! s’exclama Maud Graham.
Maxime désigna Léo, couché en boule sur le sofa.
— Il a été malade. Je l’ai entendu vomir.
— Tu aurais dû me réveiller.
Elle s’approcha de son chat, lui toucha le museau, se rassura ; il était frais et Léo, en s’étirant, semblait avoir oublié son malaise matinal.
— Je suis désolée, Maxime. Si j’avais su, j’aurais…
Maxime rigola. Grégoire avait raison. Elle voulait tout contrôler, jusqu’à l’heure à laquelle Léo pouvait être malade.
— Non, c’est juste que…
— Qu’est-ce que tu aurais fait de plus ?
— J’aurais fermé la porte de ta chambre. Il ne t’aurait pas réveillé.
— Arrête, Biscuit. Tu en fais trop. Keep cool.
Comme Maxime continuait à rire, elle sourit à son tour, même si elle était un peu vexée. Elle n’essayait pas de tout régenter, mais d’aplanir les difficultés, de gérer au mieux le quotidien. Keep cool… Maxime usait de plus en plus d’expressions américaines. Était-ce l’influence de Julien et de Max ou était-ce dû au nombre d’heures qu’il passait devant la télévision avec son père ? Au moins, chez elle, elle limitait les heures de visionnement. Et il ne protestait pas ; il aimait faire du sport avec ses copains. Les cris de joie qu’il avait poussés en déballant sa planche à neige, la veille, l’avaient prouvé ! S’il avait promis d’être prudent, elle savait qu’elle ne le verrait pas partir pour les pentes de ski sans s’inquiéter un peu. Est-ce que son épaule était parfaitement guérie ?
Est-ce que toutes les femmes s’inquiétaient autant qu’elle pour tout ?
— Vous partez pour Montréal aujourd’hui, Biscuit ?
Maud acquiesça ; elle était heureuse qu’Alain ait proposé un week-end dans la métropole. Si elle demeurait à Québec, elle ne pourrait s’empêcher de travailler, d’appeler Rouaix ou Marsolais. Fecteau avait maugréé quand elle avait annoncé qu’elle s’octroyait deux jours de pause, mais il n’avait pu l’en empêcher. Elle avait accumulé tellement de congés qu’elle aurait pu s’arrêter deux ou trois mois sans qu’il puisse protester.
— On sera de retour vendredi. On t’appellera.
Elle voudrait savoir si tout s’était bien déroulé avec Bruno Desrosiers. S’il n’avait pas déçu son fils en s’absentant pour la soirée, pour la nuit, comme il en avait autrefois l’habitude. Mais pourquoi agirait-il ainsi ? Pourquoi ne parvenait-elle pas à croire en lui, à croire qu’il ne se mettrait plus les pieds dans de petites histoires merdiques ? Pourquoi avait-il fallu que Moreau lui empoisonne l’esprit avec ses prédictions sur la rechute de Desrosiers ?
Moreau… Elle n’aurait jamais avoué à personne, même pas à Alain ni à Rouaix, qu’elle lui avait découvert une qualité durant son absence prolongée : il était transparent, carré, prévisible. Elle savait à quoi s’en tenir avec lui, alors qu’elle comparait Marsolais à un de ces délicieux champignons chinois, ces volvaires qu’on essaie vainement de saisir avec des baguettes, qui glissent, qui vous échappent tant qu’il y a du bouillon dans votre assiette.
Que devrait-elle absorber pour décrypter le personnage d’Armand Marsolais ? Le souvenir d’une petite tasse asiatique la déconcerta ; elle se revoyait à Paris, quelques années plus tôt, rue des Archives au Phénix d’Or, un bouiboui où elle s’était attablée plusieurs fois durant son séjour. Le dernier soir, le patron lui avait apporté une petite coupelle de vin de riz en s’excusant de ne plus avoir de tasse ordinaire pour elle. Il espérait qu’elle ne lui en voudrait pas. Elle avait compris à quoi il faisait allusion lorsque, après avoir bu l’alcool, l’image d’une danseuse nue était apparue au fond de la coupelle.
La femme qu’elle avait aperçue avec Marsolais n’avait ni les cheveux noirs ni les yeux bridés, mais Graham ne pouvait la chasser de son esprit.
Reverrait-elle la maîtresse de Marsolais à Montréal ? Les probabilités étaient infimes et Maud Graham décida qu’elle oublierait cette grande blonde, Marsolais et Breton durant ces deux jours avec son amoureux. Elle irait au cinéma, au musée, au restaurant, jouerait la touriste en vacances. Elle mettrait le châle turquoise que lui avait offert Alain, et elle lui proposerait d’inviter Johanne à souper un soir avec eux. L’ancienne amie d’Alain Gagnon avait été pour elle une source d’angoisse jusqu’à ce qu’Alain la lui présente, jusqu’à ce qu’elle constate que Johanne n’éprouvait plus aucun désir pour Alain, qu’une amitié complice. Elle avait cru ce qu’elle avait lu dans les sourires qu’ils s’adressaient, même si elle comprenait mal qu’une femme puisse cesser d’aimer Alain Gagnon. Elle avait tenté de penser à Yves pour appréhender cette réalité mais, contrairement à Johanne, elle n’avait plus aucune relation avec son ex, que la mémoire d’un homme qui l’avait quittée sans explications après plusieurs années de vie commune. Alain n’aurait jamais fait une chose pareille. Et Alain n’avait pas abandonné Johanne ; leur passion s’était simplement éteinte. Simplement ? Non, rien n’est jamais simple. Et elle ne devait pas s’imaginer que le scénario se répéterait, qu’Alain l’aimerait moins un jour, qu’elle ne trouverait plus de charme à sa manière de pencher un peu la tête vers la gauche quand il craignait ses réactions. Keep cool. Maxime avait raison : elle devait cesser de s’interroger sur tout. Elle avait songé à suivre des cours de yoga, mais elle était persuadée qu’elle serait la pire élève du groupe. Même à son âge, elle ne voulait pas être la dernière de la classe.
Elle observa Maxime qui finissait d’empiler les papiers et remercia le ciel qu’il n’ait pas les plus mauvaises notes à l’école ; elle aurait regretté de l’avoir inscrit dans un nouvel établissement. Quel était le plus mauvais élève dans sa classe ? Elle s’étonna de n’avoir jamais entendu Maxime parler du cancre de son groupe. Il y en avait sûrement un. Il y en a un dans toutes les classes ; elle-même se souvenait de la grande Micheline qui peinait pour monter d’un niveau à l’autre. La grande et si drôle Micheline qui préférait faire rire ses amies plutôt qu’étudier.
— Quel est l’élève le plus comique de ta classe, Maxime ?
L’adolescent ouvrit grand les yeux. Quelle question ! Biscuit était bizarre, certains matins.
— C’est Antoine.
— Est-il bon à l’école ?
— Oui. Je pense.
— Et le meilleur, c’est qui ?
— Je ne sais pas trop. Avant, c’était Pascal. Maintenant, c’est Juliette. Pourquoi veux-tu savoir tout ça ? On ne peut pas oublier un peu l’école ? Please !
Elle sourit, promit qu’elle n’aborderait plus ce sujet jusqu’au cinq janvier.
Elle réussit à tenir cette promesse même si elle s’interrogeait sur les visites de Maxime chez Pascal après le vingt-neuf décembre. Elle croyait qu’il avait cessé de le fréquenter depuis l’automne. N’était-il qu’un substitut parce que Julien était à Jonquière et Max au chalet de ses parents ? La veille, au téléphone, la mère de Pascal avait paru si heureuse de la prévenir que Maxime restait à dîner à la maison.
— Les enfants s’amusent tellement ensemble.
Maud Graham l’avait remerciée en précisant que, la prochaine fois, ce serait Pascal qui souperait chez elle.
— Il ne pourra pas, il est allergique aux chats, lui qui aime tant les animaux.
— C’est triste.
— Oui, il aurait besoin d’un confident. Enfin, j’espère que Maxime le distraira.
Mme Dumont s’était confiée à l’enquêtrice : elle s’inquiétait pour son fils. Il se taisait lorsqu’elle l’interrogeait sur ses journées à l’école, mais elle devinait qu’il n’y était pas heureux, qu’on avait recommencé à l’agresser.
— Recommencé ?
— Mon fils est trop gentil, trop rêveur, madame Graham. On a voulu l’intéresser aux sports. Hélas, il n’est pas très doué… On ne peut pas exceller en tout. Pascal est plus… cérébral. Il lit énormément. Ce n’est pas ce qui vous rend populaire à l’école. Des plus grands le harcèlent, mais il refuse de nous révéler leur identité.
Mme Dumont avait raconté les rencontres avec les professeurs et le directeur, avoué sa colère face aux réactions de ce dernier qui proposait que son fils voie le psychologue de l’école.
— Mais je ne veux pas vous ennuyer avec tout ça. Ce sont les vacances. Pascal a l’air d’apprécier votre Maxime. C’est un beau petit bonhomme, joyeux. C’est clair qu’il n’a pas de problèmes.
Maud Graham avait failli rétorquer que Maxime avait eu son lot de drames et qu’elle s’étonnait qu’il demeure si optimiste après tout ce qu’il avait vécu, mais elle s’était tue. Elle lui avait suggéré de s’informer sur les mesures légales qu’elle pouvait envisager contre les intimidateurs. Graham ne pouvait dévoiler qu’elle était elle-même détective sans nuire à Maxime, mais elle fit allusion à une amie enseignante qui avait fait face à cette situation.
— Appelez la police, madame. N’hésitez pas, si vous êtes inquiète.
— Maxime ne vous a jamais parlé des brutalités que subit mon fils ?
— Non.
— La loi du silence. Pascal ne me dit rien à moi non plus. Il ne veut pas que je retourne à l’école me plaindre des mauvais traitements, mais je vais continuer à rencontrer les professeurs qui enseignent à mon fils. Deux d’entre eux se montrent très compréhensifs.
Maud Graham avait raccroché en la remerciant d’accueillir si gentiment Maxime. Quand celui-ci était rentré, elle l’avait questionné sur Pascal. Maxime lui avait raconté leur journée avec force détails, après avoir admis qu’il y avait, en effet, des grands du troisième ou quatrième secondaire qui l’avaient harcelé avant Noël.
— On est allés voir la suite du Seigneur des anneaux, Les deux tours. Pascal dit que le film est presque aussi bon que le livre. Pourquoi on lit un livre quand on a juste à voir le film ?
— Pour comparer.
— Ça doit se ressembler. Ils ne peuvent pas inventer une autre histoire, c’est déjà assez compliqué ! Est-ce qu’il y a des biscuits à l’érable ?
Maud Graham avait acquiescé et regardé Maxime dévorer sa collation en renonçant à l’embêter avec l’école. Elle patienterait pour en apprendre davantage. Non, pour tenter d’en savoir plus. La loi du silence, avait souligné Mme Dumont. Ça fonctionnait dès le plus jeune âge.
Est-ce que Mario Breton avait promis de se taire ? Pour rompre ensuite l’omerta ? Quelles révélations lui avaient coûté la vie ? Était-ce un homme du milieu, un motard, un policier qui l’avait descendu ? À qui avait-il parlé avant de mourir ?
Maud Graham soutenait que rien n’est jamais entièrement noir ni entièrement blanc, que la vie évolue dans les zones grises, mais elle avait l’impression que cette enquête se déroulait dans un monde sans lumière, aveugle, où même le noir n’existait pas. Elle avançait dans le néant et s’interrogeait ; ne préférait-elle pas les ténèbres où se complaisent les psychopathes, où ils accomplissent leur funeste destinée à ce marais obscur ? Elle avait rencontré quelques-uns de ces monstres ; en découvrirait-elle un autre en poursuivant ses recherches sur Mario Breton ?
Il avait sûrement laissé des traces de son passé. On ne peut pas tout effacer. Les paroles de Johnson lui revenaient en mémoire. Breton avait eu des ennuis lors de son voyage en Inde. Les recherches auprès d’Interpol n’avaient rien apporté de nouveau, mais elle continuait à s’interroger sur ce que Breton avait vécu en Asie. Trafic de drogue ? D’armes ? Prostitution ? Meurtre ? Bourreau ou témoin ? À quelles horreurs avait-il participé ? De gré ou de force ?
* * *
Une neige très fine tombait sur la ville, une neige douce mais entêtée, déterminée à calfeutrer les bruits de la ville et à camoufler la banalité de certains immeubles. Betty scruta le ciel en sortant de l’école, invoquant une tempête qui la garderait le lendemain à la maison. Elle avait vécu la pire journée de sa vie. Comment avait-elle pu être l’amie de Cynthia Lambert ? Celle-ci s’était moquée de sa nouvelle coiffure, prétendant que ce look était ridicule, qu’il ne suffisait pas d’avoir de l’argent, qu’il fallait avoir du goût. Elle avait ri et Betty s’était jetée sur elle pour la gifler. Cynthia lui avait tiré les cheveux, elle l’avait attrapée par le cou et elles avaient roulé sur le sol pour se battre. Le prof de gym et Judith Pagé les avaient séparées. Cynthia avait aussitôt accusé Betty de l’avoir agressée et Judith l’avait envoyée chez le directeur. Elle n’était même pas sa titulaire ! De quoi se mêlait-elle ? Le directeur l’avait avertie qu’il la renverrait de l’école si elle ne changeait pas d’attitude. Quelle attitude ? avait-elle failli rétorquer, mais elle s’était tue car le directeur avait évoqué un trafic de drogue qu’il entendait bien faire cesser. Il avait conseillé à Betty d’éviter de fréquenter Benoit Fréchette. Elle avait fait la moue ; il y avait longtemps qu’ils étaient séparés.
— Judith Pagé a dit que tu as attaqué Cynthia. Que tu étais hystérique. Tu dois apprendre à te contrôler, ma petite Betty. Si tu aimes la boxe, inscris-toi à un cours de gym. Ces cours que tu as souvent manqués avant Noël…
Betty avait croisé Judith Pagé juste avant de quitter l’école et celle-ci avait eu le culot de lui demander si elle allait mieux. Mieux ? Pourquoi ? Parce qu’elle était en retenue ? Parce que Cynthia était une salope ? Parce qu’elle et Benoit riaient d’elle ? Elle avait serré les poings sous les trop longues manches de son nouveau pull. Elle ne devait penser qu’à Armand, son gentil mari qui la tromperait bientôt avec elle. Et elle devait continuer à évoquer son beau visage en boutonnant son manteau, ne pas regarder du côté de Cynthia et Benoit qui s’embrassaient dans un coin du vestiaire, ce coin où elle et lui avaient déjà… Non, elle s’en foutait maintenant. Ces minables ne gâcheraient pas sa soirée, ils étaient tellement immatures ! Ils s’imaginaient qu’ils formaient le couple le plus fantastique de l’école, alors que Benoit se ferait bientôt jeter dehors. Que deviendrait Cynthia sans lui ? En apparence, Betty était seule… Mais un homme s’intéressait secrètement à elle. Un homme, pas un garçon de quinze ans. Elle se réjouissait que Benoit soit dans la mire du directeur ; même si elle était sûre et certaine qu’elle ne l’aimait plus, elle serait soulagée de ne plus le croiser chaque matin, chaque après-midi, cinq jours par semaine. Et si elle convainquait Pascal de porter plainte contre lui ? Tout irait encore plus vite. On ne rirait plus d’elle très longtemps. Benoit aurait dû y réfléchir avant de s’amouracher de Cynthia.
Betty marcha jusqu’à l’arrêt d’autobus, observa la foule d’élèves qui se pressaient en rangs serrés. Elle chercha vainement Pascal ; était-il absent de l’école ?
Elle le repéra le lendemain midi, à la cantine. Elle se contenta de frôler Pascal et de lui sourire. Sa stupéfaction, celle des autres élèves du premier secondaire l’amusèrent, mais elle poursuivit sa route en silence. Pour avoir été la voisine de Pascal, elle savait qu’il était influençable, mais pas idiot. Elle ne pouvait pas devenir subitement son amie sans qu’il s’interroge et doute de sa sincérité. Elle devait y mettre le temps nécessaire. Deux semaines, trois, quatre ? Elle décida qu’elle serait débarrassée de Benoit Fréchette pour la Saint-Valentin : que Cynthia crève d’ennui toute seule dans son coin tandis qu’elle retrouverait secrètement Armand. Ce dernier lui avait annoncé qu’il devrait espacer ses visites, que c’était trop dangereux pour lui de la rencontrer, qu’il pourrait être poursuivi pour détournement de mineure, même s’ils n’avaient encore rien fait de répréhensible, même si elle était aussi mature qu’une femme de vingt-cinq ans. De toute manière, il était marié… Quel avenir avaient-ils ensemble ?
— Tu pourrais divorcer.
— Judith me ruinera. Je me retrouverai à la rue.
— Ce n’est pas grave. Moi, j’ai de l’argent.
— Tu rêves, ma belle. Tes parents seront furieux, ils te couperont les vivres s’ils apprennent que nous nous voyons. Et ils me feront condamner. Si on vivait ailleurs, ce serait différent, mais…
— Justement ! Installons-nous dans un autre pays où personne ne saura mon âge.
Une lueur avait réchauffé le regard d’Armand. Elle avait lu son espoir, son désir de s’enfuir avec elle au loin, puis son désarroi.
— On ne peut pas vivre d’amour et d’eau fraîche, Betty. Surtout dans un pays où on ne connaît personne. Si je quitte Judith, je n’aurai plus que ma chemise et mon pantalon. J’ai signé le pire contrat de mariage.
— Il faudrait que ce soit elle qui exige le divorce, qu’elle rencontre quelqu’un d’autre.
Même pas. Il n’aurait droit qu’à des broutilles. À moins d’un décès, évidemment. Dans ces conditions, il hériterait de sa femme. Et vice-versa s’il mourait le premier.
— Elle est futée : il y a plus de chances que je crève avant elle, avec le métier que je fais. Ce n’est pas dangereux d’enseigner… On devrait tout oublier. Tu rencontreras un garçon de ton âge et ce sera tant pis pour moi.
Betty avait protesté ; elle trouverait une solution. Personne ne les séparerait ! Elle lui avait fait jurer de l’appeler. Il avait confié qu’il avait envie de lui téléphoner dix fois par jour, mais qu’il ne pouvait pas attirer l’attention de ses collègues. Tout devait rester secret entre eux. Il hésitait même à revenir chez elle.
— Mais personne ne te guette ! Mes voisins sont loin.
— Un jour, ils vont finir par parler de mes visites à tes parents. Qu’est-ce que tu leur répondras ?
— Que j’ai un ami qui m’aide dans mes cours de physique. Un gars du cinquième secondaire. Ils seront ravis que je m’intéresse à mes cours.
— Tu devras leur fournir des preuves de tes progrès…
— Je n’ai que ça à faire, étudier, en t’attendant. Et je t’attends souvent…
— J’ai peut-être une solution. À condition que tu me jures de n’en parler à personne.
— À qui ? Je n’ai pas d’amis.
— J’ai loué un chalet, un domaine à Fossambault. On pourrait s’y rendre ensemble.
Il montra à Betty le double des photos qu’il avait envoyées à Nadine. La réaction de Betty le réjouit. Elle montrait plus d’enthousiasme que sa maîtresse qui avait convenu que le chalet semblait cossu, mais qu’il était perdu en pleine forêt ; que feraient-ils là durant des jours ? Elle avait pourtant promis de le retrouver à Québec quand il avait précisé qu’il y avait tous les appareils dernier cri au chalet : jacuzzi, sauna, cinéma maison, chaîne stéréo digne d’une discothèque.
— Tu pourrais venir me chercher vendredi après l’école, déclara Betty.
— Tes parents se…
— Arrête de t’inquiéter. Ils se fichent de moi. Je suis quasiment toujours seule ici.
— Oui, et ça ne me rassure pas. Moi, je ne t’abandonnerais pas ainsi.
Betty lui caressa la joue et lui tendit un petit sac en velours noir.
— Qu’est-ce que c’est ? Ça me gêne, des cadeaux…
— Ouvre !
C’étaient des clés.
— Pour la porte d’entrée, reprit Betty. Au cas où tu arriverais avant moi, un jour. Je t’ai écrit le code du système d’alarme.
— Et si tes parents sont là ?
— Je te préviendrai avant. Alors, si tu te pointes avant moi vendredi, tu m’attendras au chaud. Puis on ira à ton chalet. On pourrait souper là-bas devant le feu de foyer ? On serait tranquilles, tous les deux. Personne ne saurait qu’on est là, ensemble.
— C’est tentant…
Il serait complètement rassuré lorsque Betty aurait vu le chalet ; elle avait été élevée dans le luxe, avait souvent voyagé avec ses parents. Si elle aimait le chalet, il y avait de fortes chances qu’il plaise également à Nadine. Cette dernière devait avoir admiré le chalet, mais refusé de l’admettre pour le punir d’être resté à Québec durant toutes les vacances de Noël. Il avait bien tenté d’expliquer à Nadine qu’il ne pouvait se rendre à Montréal sans attirer l’attention de son épouse, mais la jeune femme avait boudé et n’avait pas répondu à ses appels durant six jours. Six jours ! Il avait eu le temps de l’imaginer dans les bras de cent hommes plus jeunes que lui. Ou plus riches.
Riche ! Il le serait dans quelques mois ! Grâce à Betty. Il fallait qu’il repère un endroit pour lui montrer à tirer. Il lui avait déjà expliqué qu’il voulait lui enseigner quelques trucs afin qu’elle puisse se défendre si on entrait chez elle par effraction. Il avait répété plusieurs fois qu’il s’inquiétait pour elle, alors qu’il ne redoutait qu’une chose : que Betty rate sa cible, qu’elle handicape Judith au lieu de la tuer.
* * *
Ma mère a demandé à mon père de rencontrer le directeur. Il n’a pas répondu. Ils pensaient que je ne les avais pas entendus, mais je leur ai dit que tout allait mieux. Maman m’a cru quand j’ai parlé de mon ami Maxime. Elle est sûre qu’il se tient avec moi à l’école. Mais il joue au hockey tous les midis avec Max et Julien. Et même s’ils ne rient plus de moi, je suis tout seul.
Avant, je voulais avoir un chien. Aujourd’hui, je n’en suis plus certain ; peut-être qu’il ne m’aimerait pas non plus. Ou qu’il me mordrait au lieu d’attaquer Benoit, Jocelyn ou Mathieu. C’est lui, le pire ! Il est trop stupide pour avoir des idées. Il écoute Benoit comme s’il était son esclave. J’ai peur qu’il me frappe avec un pneu. Il dit que ça ne laisse pas de marques. J’ai toujours peur qu’il quitte sa classe plus tôt pour m’attraper, car il sait que je pars avant tout le monde.
Betty aussi écoutait Benoit comme s’il était un dieu, mais maintenant qu’il sort avec Cynthia, elle reste dans son coin à lire. Elle ne parle presque plus à ses amies. On se ressemble d’une certaine façon, sauf que mes parents m’aiment. Les siens ne sont jamais à la maison.
* * *
Pourquoi est-ce que la nouvelle horloge du bureau égrenait les heures avec une telle lenteur ? Le ciel gris accentuait cette impression de lourdeur, de mollesse et Maud Graham se demanda durant une seconde à qui elle pourrait quêter une cigarette, qu’elle l’allume rapidement et chasse cette impression d’inertie après deux bouffées. Armand Marsolais avait recommencé à fumer, elle le savait. Elle avait décelé l’odeur du tabac froid sur ses mains, ses vêtements, ses cheveux et s’était étonnée de la détester et de l’aimer tout à la fois, désireuse de fumer, puis dégoûtée, puis de nouveau obsédée…
Elle résista à la tentation, s’étira, remplit un verre d’eau à la fontaine et se dirigea vers une des fenêtres. Elle détailla les immeubles sur la droite, si ternes, si ennuyeux. Elle n’aurait pas voulu y travailler. Peut-être que les gens qui y étaient employés pensaient la même chose de son bureau, se disaient que l’éclairage au néon était déprimant. Est-ce qu’une des collègues de Mario Breton ne s’était pas plainte de ce type d’éclairage dans l’immeuble où ils travaillaient ?
— C’est comme le tapis, avait déclaré Ghislaine Lapointe. Ces maudits tapis industriels. On ne peut même pas décrire leur couleur. C’est d’une telle banalité. Mario disait que ça devait affecter notre rendement. Il avait travaillé dans un endroit où les tapis étaient jaunes et où les employés étaient plus performants.
Ghislaine Lapointe avait raconté qu’elle avait demandé à Mario Breton comment était son appartement et qu’il avait eu une de ces réponses laconiques dont il était le champion incontesté.
— Il était vraiment discret, fit Maud Graham à voix haute.
— Qui est discret ?
André Rouaix enlevait son manteau, l’accrochait à la vieille patère, se recoiffait avec ses doigts.
— Mario Breton. Je songeais à Ghislaine Lapointe. Elle se souvient d’une conversation au sujet des tapis. C’est anodin, un tapis, non ? Elle se rappelle ses échanges avec notre victime, même les plus courts.
— Elle est curieuse et il l’intriguait.
— Ou amoureuse de lui. On est avide du moindre détail sur l’être aimé lorsqu’on est dans cet état.
Elle-même chérissait la manière qu’avait Alain de rompre son pain en deux morceaux, puis en quatre avant de le manger, ou cette manie de retourner ses oreillers pour qu’ils lui paraissent plus frais, de conserver les vieux National Geographic qu’il avait lus quand il était alité à l’hôpital, de l’appeler tous les lundis matin en arrivant au travail pour bien commencer la semaine. Dix, cent, mille détails définissaient Alain et elle les gardait précieusement dans sa mémoire depuis leur première rencontre. Avant même de savoir qu’elle était amoureuse de lui.
— Mme Lapointe est la seule personne qui semble avoir connu Breton. Il devait l’intéresser, c’était un bel homme.
— Pas trop liant…
— Elle devait s’imaginer qu’il avait une blessure intime pour être si discret, une blessure qu’elle pourrait comprendre un jour. Proche ou lointain.
— Oui, les femmes sont très patientes. À part…
— À part moi, Rouaix, je sais. Ne t’excuse pas.
Il l’avait taquinée par habitude, mais il se trompait, elle avait changé depuis que Maxime partageait son existence. Elle était à la fois plus calme et plus inquiète. Ce n’étaient pas les mêmes choses qui l’exaspéraient.
— Vraiment ?
— Avant, tu pestais contre les retardataires, tu proclamais qu’ils n’avaient qu’à mieux s’organiser. Aujourd’hui, tu sais qu’on ne gère pas toujours le temps comme on veut avec un enfant.
— Je suis ponctuelle !
Rouaix leva les yeux au ciel ; elle était toujours aussi susceptible !
— En tout cas, le capitaine Prégent est réglé comme une horloge. Il avait promis de rappeler hier soir à seize heures. Le téléphone sonnait chez Fecteau à l’heure pile. Pour lui dire que ses tireurs d’élite et tous ses hommes avaient un alibi pour le vingt et un septembre.
— On est chanceux que Fecteau et Prégent aient étudié ensemble. Ça n’a pas traîné.
— On a un rapport sur tous les militaires. Je pourrais les rencontrer…
— On peut faire confiance à Prégent.
— Retour à la case départ, soupira Graham. Tueur professionnel ou psychopathe ?
— On devrait peut-être reconsidérer les menaces qu’on a reçues.
— Le labo n’a rien révélé d’intéressant.
— Si on les rendait publiques pour l’obliger à réagir ? À se découvrir ?
— Tu le provoquerais, Maud ? C’est ça ?
— Pourquoi pas ?
Elle s’interrompit en entendant le pas d’Armand Marsolais derrière elle. Elle perçut le tintement de sa cuillère dans la tasse à café. Combien en buvait-il par jour ? Elle avait l’impression qu’il était plus nerveux qu’avant.
— Je viens de croiser Fecteau. Il a une nouvelle à t’annoncer.
— Sur notre enquête ?
— Je ne sais pas.
Et c’était bien ce qui inquiétait Marsolais : y avait-il de nouveaux développements qui pourraient le gêner ? Non. L’affaire Breton ne pouvait ni lui être utile ni l’embarrasser. Il regarda Graham se diriger vers le bureau de Fecteau d’un pas égal.
— Elle garde toujours le contrôle, hein ?
Rouaix inclina la tête, même si c’était faux.
Graham ressortit du bureau quelques minutes plus tard, l’air intrigué.
— Que te voulait-il ?
— On aura une nouvelle recrue. Une fille, une jeune, fraîchement sortie de l’école. Chantal Parent. Avec de maudites bonnes notes. Je ne sais pas avec qui elle fera équipe, mais elle est chanceuse que Moreau soit hors service.
— Tu exagères, Graham. Ça te nuira, un jour.
— Il n’est pas si mal, renchérit Marsolais.
— Tu n’as pas bossé avec lui assez longtemps. C’est peut-être toi qui travailleras avec la nouvelle. Et si elle était mignonne ?
— Et alors ? répliqua aussitôt Marsolais.
Que voulait-elle insinuer ?
Maud Graham fit marche arrière, s’expliqua : évoquer Moreau l’avait troublée. Tous les hommes ne lui ressemblaient pas.
— Excuse-moi. Vous n’avez rien en commun. Ni pour la drague ni pour le boulot. Il se plaint continuellement. Tandis que toi, je suis certaine que tu accepteras de revoir l’employeur de Breton. Essaie d’obtenir des détails sur son embauche. Il avait promis de nous remettre un dossier, mais on ne l’a pas eu.
— Je m’en occupe.
Marsolais était trop content de quitter le bureau. Il avait besoin d’une cigarette.
Dès qu’il se fut éloigné, Rouaix reprocha à Graham son intransigeance.
— Avant, tu trouvais Marsolais sympathique. Très serviable. Tu n’as jamais menti, toi ? Parce que tu étais gênée ? Il ne pouvait pas te parler de sa maîtresse, tu pourrais comprendre ça…
Elle se retint de soupirer, mal à l’aise. Mentait-elle par omission en taisant à Rouaix qu’elle ne pouvait supporter la tromperie de Marsolais parce qu’elle lui rappelait celle de son père ? Maud Graham essayait de garder ses souvenirs enfouis dans sa mémoire, mais ils s’échappaient, s’insinuaient dans sa conscience, la tourmentaient. Elle revoyait son père dans le salon, chuchotant au téléphone, raccrochant en annonçant à sa mère qu’il avait reçu un appel pour le travail, qu’il devait s’y rendre. Combien de mois avait duré sa liaison ? Est-ce que sa mère l’avait su ? Oui, non ? Si elle, alors adolescente, avait tout compris, pourquoi sa mère aurait-elle ignoré la trahison ? À l’époque, tout paraissait affreusement clair à Maud Graham. Mais, depuis, elle avait appris qu’on peut être aveugle si on ne veut rien voir. Elle avait mis plusieurs semaines avant d’admettre qu’Yves l’avait trompée, refusant cette vérité trop douloureuse, refusant de réagir en quittant cet homme à qui elle ne pouvait plus faire confiance. Elle avait même été anéantie quand il était parti. Et désespérée d’être faible, d’avoir si peu d’orgueil en pleurant son départ. Est-ce que Judith Pagé serait aussi déprimée quand elle apprendrait que Marsolais fréquentait une autre femme ?
Une autre ? Ou deux ? Ou trois ? Se contentait-il d’une seule ?
— J’ai un problème avec les hommes infidèles, admit Graham.
— Ça fait longtemps, Maud. Tu es avec un bon gars, aujourd’hui. Alain n’est pas du genre à courir après d’autres femmes.
— Et toi ?
Rouaix la dévisagea, faillit éclater de rire, mais la détective arborait une mine si sérieuse.
— Non. Je mentirais si j’affirmais que tout a toujours été rose avec Nicole. En vingt ans, on a eu des hauts et des bas. Mais j’aime Nicole. Et je déteste les complications. Appelle ça de la fidélité ou de la paresse… Chose certaine, je serais incapable d’avoir une double vie. Ici, on joue des rôles avec les suspects. Lorsque je rentre chez moi, je veux que tout soit net. C’est pour ça qu’on a des accrochages, Martin et moi. Il est trop réservé. J’ai pris trop souvent pour des cachotteries ce qui était simplement sa nature, son tempérament.
— Toi aussi, tu es réservé.
— C’est là, la beauté de la chose. Je voudrais que mon fils soit meilleur que moi, qu’il ait hérité de la transparence de sa mère, de sa faculté de tout clarifier. Cette limpidité est si rassurante. Nous, on est si habitués à la dissimulation dans notre boulot que c’est difficile de s’en libérer complètement.
— Il y en a qui mentent plus que d’autres.
— Tu ne changeras jamais. J’espère que la nouvelle est plus souple…
— Tu la voudrais comme partenaire ?
Rouaix sourit à Maud Graham ; maintenant qu’il était habitué à ses caprices, il continuerait à la supporter. Qui voudrait se dévouer pour faire équipe avec elle ?
Elle sourit à son tour et souhaita que Chantal Parent ait autant de chance qu’elle d’avoir été jumelée à André Rouaix, qu’elle hérite d’un partenaire ouvert et patient, qu’il devienne son confident, son ami, son frère.